La modernisation de la place forte

La première phase de la conception de la place forte s’étend de 1872 à 1885 : elle est marquée par la construction des forts. La ville elle-même est située sur un site classique de marais où une agglomération occupe nécessairement une île ou une presqu’île. Aujourd'hui ce caractère insulaire est très atténué suite aux travaux d'endiguement du Rhin, consécutifs à la Convention franco-badoise de 1840. Le fleuve a tendance à s'enfoncer, ce qui entraîne une baisse du niveau général des eaux. En allant vers l'ouest nous sortons du marais pour pénétrer dans une plaine plus sèche, dominée par un plateau bas, le Kochersberg.

La colline de Hausbergen constitue l'extrémité est du Kochersberg. Cette colline présente des caractéristiques idéales pour l'installation d'une position fortifiée : tout d'abord elle est précédée vers l'est par quelques buttes au-dessus de la plaine ; ensuite son rebord occidental se sépare du reste en saillie. Une petite rivière, la Souffel, crée un léger creux en parallèle à la colline. Le camp retranché, c'est-à-dire la ceinture des forts, a été amarré très solidement par les ingénieurs allemands à cette crête qui est à bonne distance du noyau urbain - un peu plus de 6 kilomètres.

Les premiers forts construits émergent à partir de 1872. Pour les forts, on constate que leur construction s'est étalée sur plusieurs périodes : la première de 1872 à 1875, la seconde de 1873 à 1876, la troisième de 1874 à 1877, la quatrième de 1879 à 1882. Et la construction des ouvrages intermédiaires a commencé en 1887. En moyenne il fallait compter sur trois années de travaux pour qu'un fort émerge de terre.

 

 

 

N° fort

Nom allemand

Nom français (1920)

Commune

Dates de construction

Type de fort

I

Fransecky

Ney

La Wantzenau

1873-1876

fort à fossé en eau

II

Moltke

Rapp

Reichstett

1872-1874

fort à fossé sec

III

Roon

Desaix

Mundolsheim

1872-1875

fort à fossé sec

IV

Kronprinz

Foch

Niederhausbergen

1872-1875

fort à fossé sec

V

Grossherzog von Baden

Pétain

Oberhausbergen

1872-1875

fort à fossé sec

VI

Bismarck

Kléber

Wolfisheim

1872-1875

fort à fossé sec

VII

Kronprinz von Sachsen

Joffre

Lingolsheim

1872-1875

fort à fossé sec

VIII

Von der Tann

Lefebvre

Ostwald

1873-1876

fort à fossé en eau

IX

Werder

Uhrich

Illkirch-Graffenstaden

1873-1876

fort à fossé en eau

X

Kirchbach

-

Sundheim

1874-1877

fort à fossé en eau

XI

Bose

-

Appenweier

1874-1877

fort à fossé en eau

XII

Blumenthal

-

Auenheim

1874-1877

fort à fossé en eau

-

Schwarzhoff

Hoche

Altenheim

1877-1879

fort à fossé en eau

IIIa

Podbielski

Ducrot

Mundolsheim

1879-1882

fort à fossé sec

-

Neu Empert

Neuf Empert

Wantzenau

1887

ouvrage intermédiare à fossé en eau

-

Fransecky-Moltke

Ney-Rapp

Hoenheim

1887

ouvrage intermédiaire à fossé en eau

-

von Baden-Bismarck

Pétain-Kléber

Oberhausbergen

1887

ouvrage intermédiaire à fossé sec

-

von Sachsen-von der Thann

Joffre-Lefebvre

Lingolsheim

1887

ouvrage intermédiaire à fossé sec

-

Werder-Schwarzhoff

Uhrich-Hoche

Illkirch

1887

ouvrage intermédiaire à fossé en eau

 

Plan de Strasbourg en 1900
 

L'artillerie fait sa révolution : la crise de l'obus torpille

A peine les gros oeuvres terminés, les ingénieurs de la fortification ont de quoi s'arracher les cheveux suite aux nouvelles évolutions de l'artillerie. Car leurs ouvrages achevés se sont vite retrouvés caduques après 1885 à la suite d'un événement considérable dans l'histoire de l'artillerie : l'apparition de nouvelles poudres. Elles se substituent à la poudre noire utilisée depuis le Moyen-Age. C'est le fulmicoton en Allemagne, la mélinite et la poudre B en France, la lyddite en Angleterre. Les canons ne dégagent plus la fumée grisâtre des tableaux de bataille.

Cette évolution technique est une sérieuse menace pour les fortifications actuelles construites en pierres et en briques. Les obus de gros calibres courants, 155 mm en France, 15 cm en Allemagne, chargés de nouvelle poudre, démolissent en quelques coups les maçonneries et les voûtes des locaux (1 mètre de maçonnerie avec 4 mètres de terre dessus). Un effet de souffle puissant crève les portes. Seules résistent des épaisseurs convenables de béton dosé plus richement en ciment que pour les usages civils. Plusieurs possibilités s'offrent aux militaires :

  • raser les forts et les reconstruire
  • renforcer les superstructures déjà construites et les camoufler
  • retirer l'artillerie des forts et les disperser sur des positions intermédiaires
  • trouver un moyen de protéger les canons des bombardements : casemate ou blindage.

Des modifications sont donc nécessaires pour toutes les fortifications existantes. A Strasbourg, le Génie fait enlever une partie de la terre recouvrant les voûtes des locaux dans les forts et applique une couche de sable et de gravier d'un mètre d'épaisseur recouvert par du béton. Le tout recouvert de terre pour permettre le camouflage par de la végétation mais surtout fournir une protection supplémentaire en amortissant le choc des obus. Dans les forts à fossé d'eau, on conserve les petites caponnières en les bétonnant. Dans les forts à fossé sec, les petites caponnières sont démolies et le flanquement du fossé est assuré depuis de petites casemates situées dans le mur de revêtement du côté du glacis et appelées "coffres de contrescarpe". Les canons sont retirés des forts et rédéployés sur des batteries dites annexes. Celles-ci sont disposées à droite et à gauche du front de gorge des forts, à l'extérieur. Néanmoins, les abris à munitions de ces batteries sont reliés par galerie au fossé du fort. Les emplacements de tir sont disposés en ligne spérarés par un talus de terre. Ces positions sont aussi intégréés sur des sites favorables à l'implantation d'une batterie. Pour protéger toutes ces batteries annexes contre une attaque d'infanterie, des forts intermédiaires sont placés entre les forts : 5 sur la rive gauche, 2 sur la rive droite. Enfin, il était prévu de compléter l'ensemble à la mobilisation par des tranchées et des réseaux de barbelés.

Les forts allemands reçoivent des épaisseurs de béton qui ne sont pas suffisantes contre les plus gros canons existants à l'époque (mortier de 21 cm). Les forts ont désormais des capacités de tir au canon très faibles, et ils deviennent irrémédiablement des ouvrages d'infanterie. Malgré le peu de succès de la réfection des forts, les Allemands ne doutent pas de la valeur de la place de Strasbourg lorsque le conflit mondial éclate en 1914.